Le cambriolage
Une gouttelette de sueur me dévala dans l’œil. Je grondai doucement à cause du picotement engendré par le liquide salé, puis je m’essuyai le front du revers de la main et levai les yeux vers le ciel, à moitié occulté par les feuilles. Le soleil avait disparu depuis longtemps, mais l’humidité résistait, bien décidée à perdurer jusqu’à la fin de la saison.
Même si j’étais convaincue que mon énorme ventre avait quelque chose à voir avec la transpiration qui ruisselait sur mon visage, la chaleur n’avait rien d’exceptionnel. Après tout, on était au mois d’août, à Toronto. Contrairement aux visiteurs qui traversaient la frontière canadienne en juillet avec des skis sur le toit de leur voiture, je savais à quoi m’en tenir. La ville était une fournaise urbaine – six cents kilomètres carrés d’asphalte en train de fondre et de gratte-ciel encerclant le centre-ville comme des sentinelles empêchant la moindre brise d’apporter un peu de fraîcheur.
L’été n’avait pas été très chaud, que ce soit ici ou chez nous, à Bear Valley. Mais, à mesure que le Labor Day approchait, août était sorti de sa léthargie pour tirer sa révérence sur une vague de chaleur. Ce qui, à Bear Valley, nous avait paru être une agréable semaine estivale, était carrément inconfortable à Toronto. Le smog n’arrangeait pas les choses. Je venais à Toronto plusieurs fois par an, et le smog me paraissait chaque fois pire que dans mon souvenir. Cette fois, la grossesse amplifiait mon odorat, si bien que même ici, parmi les arbres taillés comme des œuvres d’art et les pelouses comme des greens de golf, la qualité de l’air semblait avoir dégringolé au niveau de celle de New York.
La maison de Patrick Shanahan, à moitié dissimulée sous des arbres à feuilles persistantes, ne correspondait pas à l’image que je m’en étais faite. Certes, j’avais vu les plans. Je connaissais même le quartier, où l’on trouvait de modestes maisons que les propriétaires payaient davantage pour l’adresse que pour le nombre de mètres carrés. Et pourtant… eh bien, je ne pouvais pas m’empêcher d’être déçue. Quand on me dit qu’un endroit abrite un document historique d’une valeur inestimable, je m’attends à découvrir une demeure labyrinthique sur une colline, entourée d’une clôture électrifiée et patrouillée par des gardes armés. La lettre se trouverait bien entendu au cœur de cette demeure, dans une pièce secrète et fortifiée, protégée par des détecteurs à infrarouges, et je devrais descendre du plafond, à la Mission : Impossible, pour la récupérer.
Je contemplai la maison, de style ranch, et soupirai. Il y avait une caméra à la porte d’entrée, davantage pour éviter les représentants que pour décourager les voleurs. Il n’y avait pour tout système de sécurité qu’une alarme, neutralisée par un code et qui, si on la déclenchait, rameutait un gardien de vingt ans, non armé et habitué à tomber sur des propriétaires penauds qui avaient oublié leur code. C’était très canadien.
Derrière moi, j’entendis le bruit feutré de pattes de loup dans l’herbe.
— Visiblement, pas la peine d’espérer beaucoup de grabuge dans cette aventure, soupirai-je.
En entendant grogner, je me retournai et découvris, non pas le loup doré que j’attendais, mais un loup d’un noir de jais.
— Euh, et c’est une bonne chose, m’empressai-je d’ajouter.
Jeremy roula des yeux et me fouetta l’arrière des genoux avec sa queue en passant à côté de moi.
— Je parlais de Clay, pas de moi, insistai-je. Je ne cherche pas les ennuis. J’ai promis de ne rien faire pour rendre cette aventure plus amusante – je veux dire, dangereuse.
Il pencha la tête pour croiser mon regard et souffla doucement, en sachant que je ne faisais que le taquiner. Puis, il avança sans faire de bruit jusqu’à l’orée des arbres pour jeter un coup d’œil à la maison.
Mais, plaisantais-je vraiment en disant vouloir quelque chose de plus excitant ? À un niveau conscient, oui. Avec mes cauchemars, je n’avais pas besoin d’avertissement supplémentaire. Il fallait que ma grossesse soit aussi ordinaire que possible. Mais je sentais en moi cette agitation qui me rongeait constamment. Elle ne me poussait pas à faire quelque chose de dangereux, non, mais une activité chargée en adrénaline, pour brûler tout cet excès d’énergie. Avec un peu de chance, cette excursion se révélerait être exactement ce dont j’avais besoin – une aventure sans danger qui me permettrait de tenir au cours des prochains mois.
Un autre bruit résonna derrière moi, le bruissement sec des feuilles mortes. Puis, le sol vibra lorsque Clay bondit et atterrit à côté de moi.
— Tu n’oses plus me faire tomber maintenant, pas vrai ? dis-je. J’aurais dû savoir que c’était Jeremy tout à l’heure – tu n’es jamais aussi discret.
Clay faufila sa tête sous mon bras ballant et laissa ma main glisser sur le sommet de son crâne jusque dans le collier de fourrure derrière son cou. Je passai mes doigts dans l’épaisse fourrure, puis remontai sur les poils rêches au-dessus de sa tête, avant de les enfouir dans la douce collerette en dessous.
Cinq ans plus tôt, je me serais écartée à la minute où il m’aurait effleurée. Être en présence du loup quand j’étais moi-même humaine me mettait alors mal à l’aise. J’avais accepté ce que j’étais, mais il m’avait fallu du temps pour franchir l’étape suivante, à savoir envisager les deux formes non pas comme des identités séparées, mais comme les deux aspects d’une seule entité.
Désormais, je pouvais parler à Clay lorsqu’il était loup, le toucher et reconnaître en lui mon amant. Pour le reste, n’allez pas croire que je le connaissais dans le sens biblique du terme. Il s’agissait là d’un tabou qu’aucun de nous n’avait envie de briser.
Je m’accroupis à côté de lui. Il s’appuya contre moi, et je laissai ma main reposer sur son épaule. On resta assis là, à contempler la maison, pendant une bonne minute. Finalement, il poussa un soupir.
— Plutôt décevant, hein ? chuchotai-je, trop bas pour que Jeremy puisse m’entendre.
Clay s’appuya contre moi, assez fort pour m’obliger à poser ma main libre par terre afin de ne pas basculer. Je repris mon équilibre et entendis un grondement sourd dans sa poitrine – un rire de loup. Puis il tourna la tête pour me regarder par-dessus son épaule et me lécha la main.
— Excuses refusées, grondai-je.
J’attrapai son museau. Il se tortilla pour se libérer, puis attrapa ma main entre ses crocs et la secoua férocement. Mais, nos jeux brutaux n’allaient pas plus loin, ces jours-ci. Je réprimai l’envie de dire « au diable » et de l’envoyer valser dans les arbres afin d’avoir une vraie empoignade. Les choses reviendraient bien assez vite à la normale.
Je souris, donnai une dernière caresse vive à Clay et me relevai tant bien que mal.
— D’accord, qui est prêt à commettre un petit vol qualifié ?
L’expérience se révéla finalement moins ennuyeuse que je l’aurais cru. L’adrénaline me fit battre le cœur dès que je touchai le clavier de l’alarme. Tandis que mes doigts gantés de latex pressaient les boutons, mon esprit envisagea tous les risques possibles. Et si je me trompais de touche ? Ce « 7 » sur le papier ne serait-il pas un « 1 » en réalité ? Et si le propriétaire avait changé le code ?
J’entrai le dernier chiffre et retins mon souffle en redoutant d’entendre sonner l’alarme. Malgré le silence qui se prolongeait, j’hésitai en m’attendant plus ou moins à voir débarquer une voiture de police toutes sirènes hurlantes.
Lorsque la clé se bloqua dans la serrure, mon ventre se noua. La serrure aurait-elle été changée ?
Dans un dernier cliquetis désespéré, le verrou s’ouvrit enfin. Je tournai la poignée et poussai, toujours prête à entendre sonner une alarme qui resta muette. Je tendis l’oreille, guettant des bruits de pas, puis cherchai du regard des signes de la présence du propriétaire. D’après Xavier, Shanahan donnait ce soir-là une conférence sur l’investissement devant des clients potentiels, un rendez-vous mensuel qu’il ne manquait jamais. Mais il fallait bien une première fois à tout…
Finalement, Jeremy étant juste derrière moi, je jetai un coup d’œil au boîtier de l’alarme. Une lumière verte clignotait. Tant mieux. Enfin, je l’espérais. Pourquoi est-ce que ça clignotait ? Peut-être que ça voulait dire que la sécurité avait été forcée. Mais alors, pourquoi y avait-il une faible lumière rouge ? C’était peut-être de la psychologie inversée – le vert signalait un danger tandis que le rouge voulait dire que tout allait bien, laissant croire aux voleurs ignorants qu’ils étaient en sécurité.
Quelque chose siffla, et je sursautai.
Un chat se tenait sur le seuil, une de ces créatures choyées à poils longs qui n’aurait pas tenu plus de cinq minutes dans une ruelle. Un grondement peu enthousiaste de Jeremy suffit à le faire fuir.
Les griffes de Jeremy résonnèrent sur le parquet lorsqu’on entra dans la maison. Il ralentit en appuyant davantage sur ses coussinets, et le silence revint. Mon cœur battait la chamade. J’avais tous les muscles tendus, prêts à affronter les ennuis.
Nous trouvâmes facilement la pièce fermée à clé. C’était juste une chambre d’amis dont la fenêtre avait été murée et dont la porte était verrouillée. Le mécanisme de fermeture était si simple que Xavier n’avait pas pris la peine de nous fournir une clé – grâce à ma force de loup-garou, il me suffit de tourner la poignée un peu violemment pour casser la serrure et ouvrir la porte.
Nous entrâmes dans une bibliothèque. Les rayonnages alignés contre les murs contenaient beaucoup de bibelots et une poignée de vrais livres. Deux fauteuils en cuir visiblement peu confortables et un bar rempli de bouteilles complétaient l’ameublement. En voyant le bar, j’essayai de me rappeler la dernière fois où j’avais bu un verre. Je n’ai jamais beaucoup aimé l’alcool, mais c’est marrant comme certaines choses vous manquent quand vous ne pouvez pas en profiter.
Jeremy grogna.
Ah, oui, c’est vrai, la lettre.
Près du centre de la pièce, une table supportait le poids de nombreuses boîtes en verre contenant des artefacts, des statuettes et du bric-à-brac. Parmi elles se trouvait la boîte contenant la lettre.
Je fis tout cet état des lieux depuis le couloir. Je ne pouvais pas aller plus loin, car nous ne savions pas quel était le rayon d’action du sortilège.
Prudemment, Jeremy fit un pas à l’intérieur et s’immobilisa. Tous les deux, on tendit l’oreille, au cas où on aurait déclenché une alarme, mais on ne savait pas ce qui se passerait dans ce cas-là. D’après Lucas, ça dépendait du lanceur de sorts et cela pouvait aller de lueurs tremblotantes jusqu’aux sirènes hurlantes, en passant par un portail infernal qui aspirerait la pièce et son contenu. Je crois qu’il plaisantait en disant ça, mais nous avions vu beaucoup de choses bizarres ces dernières années ; l’apparition d’un portail infernal capable d’engloutir une pièce ne nous aurait pas vraiment surpris.
Comme rien ne se produisit – rien de visible, en tout cas –, Jeremy s’avança à pas feutrés jusqu’à la table. Maintenant débutait la partie la plus délicate de l’opération.
Jeremy devait commencer à muter, en se concentrant tout particulièrement sur sa main, puis s’arrêter au moment où il pourrait récupérer le diamant dans le sac qu’il avait autour du cou, découper le verre et mettre la lettre dans le sac. J’étais contente que ce soit Jeremy qui s’en charge. Le challenge ne m’aurait pas déplu, mais c’était Jeremy qui contrôlait le mieux ses Mutations et qui était le plus à même de manipuler le diamant et la lettre tout en étant encore en grande partie un loup.
Je détournai le regard. Si je suis désormais à l’aise avec le double aspect de ma nature de loup-garou, je ne le serai sans doute jamais avec cet état intermédiaire au cours de la Mutation. Ayant aperçu par accident des loups-garous dans cet état, je n’avais aucune envie d’observer la chose volontairement. Je ne pense pas être vaniteuse, mais je refuse que l’on me voie comme ça et j’imagine qu’il en va de même pour les autres. Enfin, peut-être pas pour Clay, mais il ne faut surtout pas confondre son comportement avec la norme.
Donc, quand Jeremy s’arrêta au pied de la table, je lui tournai le dos et attendis jusqu’à ce qu’une truffe froide vienne se frotter contre ma main.
— Tu l’as ? chuchotai-je.
Puis, je vis le papier enroulé dans le sac autour de son cou. Je souris et lui tapotai la tête.
— Bon chien.
Il me donna un coup de museau et poussa un grondement qui sonnait comme un « Bouge tes fesses ».
Clay nous retrouva en bordure du bosquet de conifères. Il nous renifla rapidement, comme pour s’assurer que tout allait bien, puis plongea sous les arbres pour muter. J’ôtai le sac du cou de Jeremy, qui s’en alla bondissant en faire autant de son côté.
J’examinai le sac contenant la lettre enroulée sur elle-même et plissai les yeux pour essayer de distinguer des mots. Grâce à mes recherches, je savais ce qui était censé être écrit, mais, qu’on soit un fan de l’Éventreur ou pas, quand on met la main sur un truc pareil, on veut le voir de ses propres yeux. En revanche, si je voulais ouvrir le sac, je devais prendre des précautions. Il ne fallait surtout pas que je laisse mon propre ADN sur cette lettre.
J’essayais encore de la lire lorsque Clay m’attrapa par-derrière, me souleva de terre et me tourna vers lui. Il claqua un baiser sonore sur mes lèvres, puis me reposa par terre.
Je le regardai de la tête aux pieds.
— Ne me dis pas que tu as réussi à égarer tes vêtements dans ce bosquet !
— Nan, je me suis juste dit que j’allais d’abord venir te voir. Alors, tout s’est bien passé ? Il n’y a pas eu de complications ? (Il prit le sac et fit mine de l’ouvrir.) C’est ça, la fameuse lettre ?
Je lui arrachai le sac des mains.
— Oui, et c’est aussi un document historique qui a beaucoup de valeur, alors n’y touche pas.
Il renifla d’un air méprisant.
— Cette lettre provient d’un tueur complètement déjanté ou d’un type tout aussi cinglé qui aurait bien aimé être lui. Elle n’a de valeur historique que parce qu’elle prouve que, il y a un siècle, les humains étaient aussi dérangés qu’aujourd’hui.
Il me reprit le sac des mains et le jeta négligemment par terre. Puis il passa ses bras autour de ma taille – ou aussi près que possible, en tout cas. Je savais que j’aurais vraiment dû protester contre les mauvais traitements qu’il faisait subir à ce document historique mais, bon, il était nu, après tout, et mon cœur continuait à tambouriner dans ma poitrine, toujours sous l’effet de l’excitation du cambriolage.
— Alors ? demanda Clay, ses lèvres contre mon oreille. Comment ça s’est passé ?
— Sans problème…
— Déçue ?
— Je m’en remettrai. (J’entourai son cou de mes bras et me penchai aussi près de lui que mon ventre me le permettait.) J’ai sans doute eu autant d’excitation que le docteur m’y autoriserait. Et toi ?
— J’aurais bien aimé qu’il ait au moins deux bons chiens de garde. J’étais prêt à affronter les ennuis, en pensant que Xavier nous avait menti au moins sur un point, mais… rien. Tu parles d’une déception !
— Je suis bien d’accord. On était gonflés à bloc…
— Et on n’a pas pu se défouler. (Il me mordilla l’oreille.) Ça ne doit pas être bon pour toi. (Dans mon dos, ses mains se faufilèrent sous ma chemise.) Il faut arranger ça.
J’entortillai ses boucles blondes autour de mes doigts et levai mon visage vers lui, mes lèvres à un cheveu des siennes.
— Tu vois un remède, toi ?
— J’en vois deux. Le premier, le plus évident : foutre le camp d’ici, retourner à l’hôtel et nous enfermer dans notre chambre jusqu’à midi.
— Et le deuxième ?
Il s’écarta un peu.
— Quoi ? Tu n’aimes pas celui-là ?
— Je n’ai pas dit ça. Mais tu as dit que tu voyais deux remèdes, alors je vérifie d’abord quels sont les choix qui s’offrent à nous.
— Je ne suis pas sûr que le deuxième te plaise… ce n’est pas vraiment ton truc. Nan, je ne devrais même pas en parler.
Je tirai sur une mèche de ses cheveux.
— Crache le morceau.
— Eh bien, le deuxième remède se termine comme le premier…
— Quelle surprise !
— Mais, il commence par une course. Ici, en ville.
Je frissonnai et me serrai contre lui.
— Mmm, oui.
— Ça te plairait ?
Clay semblait sincèrement surpris. Normalement, j’adorais courir en ville. C’était le fruit défendu, car n’appartenant pas aux « activités sûres pour les loups-garous » que Jeremy tolérait. Mais, ces derniers temps, mon attitude envers la Mutation en général était très éloignée de mon comportement habituel. Et, pourtant… Eh bien, j’avais goûté à une certaine excitation et je n’étais pas tout à fait prête à retourner chez moi au plus vite.
Je lui caressai le dos et répondis, mes lèvres contre son oreille :
— J’adorerais ça.
Derrière nous s’éleva un soupir, suivi d’un marmonnement qui ressemblait à « Évidemment ».
— Elena, bas les pattes. Clay, va te rhabiller. Tout de suite.
— On était juste…
— Oh, je sais ce que vous faisiez, mais ça peut attendre dix minutes, le temps qu’on arrive à l’hôtel.
Je m’écartai de Clay.
— Je t’en prie, tu crois vraiment qu’on allait interrompre notre cavale pour faire l’amour ?
Jeremy se contenta de me lancer un regard entendu.
— D’accord, on en serait peut-être capables en temps ordinaire, mais pas ce soir.
Jeremy ramassa la lettre.
— Clay ? Rhabille-toi. Retrouve-nous à la voiture.
— Vas-y, toi, dis-je. Je vais l’attendre…
Jeremy empoigna mon bras et me conduisit loin de la maison.